19 Février - la nef des fous ...


vendredi 19 février - La nef des fous ... chronique du royaume


 Le Malin, qui tenait désormais le Monde entier entre ses griffes, était en cette fin d'hiver, d'humeur badine.

 Il était pressé de toutes parts par les apothicaires qui se bousculaient, proposant la potion protectrice, élaborée au plus vite et à grands frais par eux. Il est vrai que ces derniers avaient été largement aidés par cassettes royales ou crédit de leurs sujets.

 Pour beaucoup, avec ces bonnes nouvelles, on espérait fin de la maladie et fin du règne du Malin.

 Nos sombres savants de Cour modéraient nos ardeurs, et, modernes Cassandre, n'en prédisait l'heureuse issue que pour l'année d'après, et encore, à la condition que l'on se tint sage, masqué, et chacun chez soi en petite compagnie dès le soleil couché. Intendants, sergents et gens d'armes y veillaient, poursuivant et amendant en grand nombre, souvent en dépit de la simple logique ou équité.

Le bon sens populaire se retournait contre ces dragonnades, contre la rigueur du Grand Conseil, contre ces savants officiels qui ne faisaient qu'habiller de peurs ou menaces leur ignorance des arcanes du grand Mal.

 Aussi, le Roi se tenait-il coi, à l'abri des tempêtes et s'appliquait à tempérer, en paroles plus qu'en actions, les excès de son Médecin, des Savants de Cour et des multiples conseillers dont on s'était entouré à grand prix.

 

Pour ce qui est de la Maladie, le Peuple, habitué désormais à subir sans rechigner, attendait sa fiole de potion protectrice, chacun calculant ses chances d'en bénéficier avant que le Mal ne l'eut atteint.

 En effet, les apothicaires, malgré l'or que l'on avait donné, peinaient à fournir : il est vrai que la tâche était ardue, la terre était vaste et le Mal partout,

 Le Malin, au demeurant, avait pris la mesure du combat mené contre son œuvre. Son nom n'était pas usurpé : il déguisa et multiplia les miasmes porteurs de maladie. A peine en avait-on trouvé un chez l'Anglais et que l'on avait commencer à l'étudier, qu'il en surgissait un autre aux Amériques, puis un autre encore en Afrique. Et aujourd'hui, on en avait même trouvé un nouveau au cœur du Périgord...

 On ne savait où donner de la tête, on craignait de nouvelles virulences, et surtout, on avait désormais peur que les Potions en lesquelles on avait mis tous nos espoirs, ne s'avèrent inefficaces contre ces nouveaux miasmes.

 

Le Peuple se recroquevilla dans ses peurs, le Roi et son Conseil retournèrent à leurs affaires, menacées par cet interminable confinement, si désastreux pour les commerces et industries. Seuls les plus puissants parvenaient à maintenir et même augmenter leurs richesses. Les petites manufactures, les boutiquiers et artisans, eux, voyaient le spectre de la faillite se rapprocher. Peur de maladie, peur de misère devenaient peu à peu le lot du plus grand nombre .

Il fallait se prémunir contre les colères du peuple : l'urgence sanitaire permettait de se passer du Parlement et l'on avait aussi demandé à ce dernier, tout acquis à la cause royale, d'adopter quelques mesures qui, sous prétexte de combattre les excès des Sarazins « Achachins », permettaient aussi éventuellement de condamner sévèrement qui titillerait et menacerait Policiers et Elus.

 Le Peuple ainsi fermement tenu, il fallait aussi lui donner quelques sujets, nouvelles ou chroniques plaisantes destinées à le détourner de cette sinistre ambiance.

 

Le Destin fut bon camarade. L'époque était à la dénonciation de pratiques sexuelles infamantes contre petits enfants ou famille, abus ou comportements graveleux. La Presse en était pleine, chacun faisant livre entier de ces sinistres pratiques. La production littéraire traitant du sujet dépassa rapidement en volume celui des plus prolixes auteurs anciens.

 Le peuple suivait les affaires, s'en émouvait ou amusait, mais, au fil des jours, découvrait que beaucoup des « petits marquis », placés et bien en Cour, comme de naguère respectés chroniqueurs, n'étaient finalement que de vulgaires porcs lubriques...

 On aurait pu trouver mieux pour amuser les gens et leur donner confiance en leurs gouvernants.

 

Pour les Finances, on redoutait, par perplexité, un autre Mal. La monnaie, établie désormais par les Lombards, s'était progressivement détachée de toute référence à une valeur ou matière déterminée. Simple lettre de crédit, elle évitait désormais ce qui avait fait le désastre de Monsieur LAW, et n'était plus échangeable contre bel et bon poids en or. Seule sa valeur faciale lui donnait sens. D'adroits financiers avaient lancé une nouvelle monnaie qui échappait à toute règle et dont le support même n'était plus matériel. Sa valeur, ainsi, n'était que celle que l'on voulait bien lui attribuer, par le jeu des envies.

Sans support ni valeur faciale, elle s'était pourtant largement demandée et échangée, tant et si bien qu'en cette période trouble, on la négociait désormais au triple de sa valeur de l'avant-veille. Il n'en fallait pas plus pour que chacun se précipite et spécule, vendant au besoin son or, dans l'espoir d'un gain facile. En ce début d'année, le vent se vendit au prix du lingot de précieux métal.

 

Entre les errements et incertitudes du Médecin du Roi et de ses conseils, les écarts de conduites des grands du royaume et la folie apparente des Lombards et de leurs agents, le Monde, en plus du Mal semblait devenu fol et l'on se demandait si cette agitation désordonnée était une sorte de « Danse de la saint Guy » ou s'il fallait y voir une matérialisation des sinistres peintures de Jérôme Bosch.